Former l’Ingénieur Citoyen

Ingénieurs et sciences sociales : histoire d’une (illusoire) distanciation

mercredi 1er décembre 2010

La division du travail et des connaissances, dans son état actuel, dissimule la relation historique qu’entretient le groupe professionnel des ingénieurs avec les sciences sociales.

Alors qu’une rapide revue des programmes des écoles démontre le contraire, il y a toujours cette vision persistante d’un ingénieur technicien, éduqué principalement aux sciences exactes. Ainsi, l’élève-ingénieur, rompu au raisonnement cartésien, serait dorloté deux heures par semaine par des enseignants ou des intervenants extérieurs en “sciences de l’entreprise” ou en “communication”. Certains se disent que ce complément de formation n’est là que pour reposer l’esprit des étudiants, entre le cours de dimensionnement d’engrenage et les TP de mécanique des fluides. Il n’est pas étonnant alors que dans le milieu des formations, l’on qualifie parfois la formation non-technique de “vernis de sciences humaines”.

La force de ces représentations est d’autant plus forte qu’elle n’est pratiquement pas remise en cause. L’histoire est pourtant éclairante à ce sujet, à condition qu’elle ne se réduise pas à des récits historiques glorificateurs sur la profession d’ingénieur ou des fables naïves sur la dénommée “révolution industrielle”. A défaut d’un détour historique critique, on se contente du schéma suivant : l’ingénieur des 18ème et 19ème siècles, figure de proue de l’industrialisation de son pays, s’est distancié de l’ingénieur humaniste tel qu’il est incarné par un Léonard de Vinci. Fini les arts, fini la philosophie. L’ingénieur “moderne” est devenu agent de la rationalisation du travail, optimisateur de production, voire technologue un peu autiste émerveillé par l’élégance de ses réalisations techniques. Autant de stéréotypes qui laissent à croire que l’histoire des ingénieurs en France est complètement étrangère au formidable mouvement d’éclosion – puis d’explosion – des sciences sociales durant les deux derniers siècles.

Il y a diverses manières de remettre en cause cette vision édulcorée de l’histoire. On peut par exemple reconstituer l’histoire de ce rapport entre ingénieurs et sciences sociales. C’est sur ce point précis que le projet FormIC a contribué avec la généalogie de "l’autre formation de l’ingénieur” (Etude effectuée pour la CFE-CGC et l’IRES téléchargeable en ligne sur cette page). Une autre manière de puiser dans l’histoire pour offrir une vision plus fidèle du rapport entre ingénieurs et sciences sociales est d’illustrer les liens entre ces deux mondes. C’est là que l’étude des biographies de personnages pivots entre ces deux mondes peut s’avérer utile. Considérons cette liste de dix contributeurs du développement des sciences sociales :

-  Auguste Comte, (1798 – 1857), philosophe, fondateur de la doctrine positiviste et auteur de nombreux essais et traités. Considéré comme le père de la sociologie,
-  Frédéric Le Play, (1806 – 1882), ingénieur des Mines et précurseur de la sociologie française. Connu pour son étude sociologique sur les finances des familles ouvrières.
-  Emile Cheysson, (1836 – 1910), polytechnicien, professeur d’économie politique et sociale à l’Ecole Libre des Sciences Politiques (aujourd’hui Sciences-Po),
-  Henri Fayol, (1841 – 1925), ingénieur de l’Ecole des Mines de St-Etienne, fondateur de « l’administration » comme science,
-  Vilfredo Pareto, (1848 – 1923), ingénieur de l’Ecole polytechnique de Turin, sociologue et économiste, titulaire de la chaire d’économie politique de l’Université de Lausanne.
-  Clément Colson, (1853 – 1939), ingénieur au corps des Ponts et Chaussées, chargé de cours à l’Ecole des Hautes Etudes Commerciales (HEC), à l’Ecole Libre des Sciences Politiques et à l’Ecole des Ponts,
-  Frederick Winslow Taylor, (1856 – 1915), ingénieur américain qui mettra au point et diffusera l’Organisation Scientifique du Travail,
-  Maurice Bellom, (1864 – 1913), ingénieur du corps des Mines, titulaire de la Chaire d’Economie Industrielle de l’Ecole des Mines,
-  Jean Coutrot, (1895 – 1941), ingénieur polytechnicien, pionnier de l’organisation du travail, fondateur du groupe X-Crise, plus tard Centre polytechnicien d’études économiques,
-  Jean Fourastié, (1907 – 1990), ingénieur de l’Ecole Centrale, économiste français de grand renom, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études et titulaire de la chaire d’Économie et statistiques industrielles au Conservatoire National des Arts et Métiers.

A l’exception d’Auguste Comte, qui a été congédié de l’École Polytechnique avant de terminer ses études, tous ces personnages ont un point commun : ils sont ingénieurs ! Il serait fallacieux de conclure que cette relation entre la profession d’ingénieur et les sciences sociales se réduit à une simple contribution unilatérale. Les pensées d’Henri de Saint-Simon (1760 – 1825) et de Frédéric Le Play ont tellement infusé les milieux industriels tout au long du 19ème siècle qu’elles ont constitué une matrice idéologique de l’esprit des (formations d’) ingénieurs. Qui a dit qu’il fallait “introduire” des sciences humaines et sociales dans les cursus des écoles ? Le premier pas pour tout mouvement d’élèves-ingénieurs en faveur d’une meilleure intégration des sciences sociales dans les formations est peut-être le suivant : être plus conscient de l’histoire de ces sciences que ne le sont les responsables pédagogiques des écoles.

Simon Paye.


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