Former l’Ingénieur Citoyen

Lettre sur le sens social - Honoré d’Estienne d’Orves

lundi 19 avril 2010

Lettre sur le sens social

(Honoré d’Estienne d’Orves)

Introduction

Honoré d’Estienne d’Orves (5 juin 1901 – 29 août 1941), polytechnicien, officier de marine, résistant, fusillé par les Allemands en 1941 à l’âge de 40 ans. D’une famille royaliste légitimiste catholique, mais ayant le « sens social », il résiste aux sirènes du défaitisme et de la collaboration, et son « sens citoyen » le conduit là où vont peu de représentants de sa « classe sociale » (notion dont il écrit ci-après : « Ces différences créent dans la société humaine des classes sociales ; ne cherchez pas à en nier l’existence. ») Nous avons donc là un archétype « d’ingénieur citoyen », pour qui la citoyenneté prime. Le texte de la lettre qui suit, écrite à ses enfants quatre mois avant sa mort devant un peloton d’exécution, donne un éclairage introspectif de ses idéaux. Un commentaire personnel suit le texte (abrégé) de cette lettre.

Lettre sur le sens social

A mes enfants – Le 14 avril 1941

« Aimez-vous les uns les autres », a dit le Christ. Et ainsi, il a introduit dans le monde la charité, qui n’était guère pratiquée auparavant. Il a fait de la compassion une vertu obligatoire et a, par ses souffrances, divinisé la douleur.

La charité constitue le fondement de notre civilisation, nul ne peut le nier, même ceux qui n’ont pas de religion.

Vous devez, mes enfants, pratiquer la charité, donner généreusement aux pauvres, vos aumônes, votre temps, vos pensées. Vous devez aussi être charitables entre vous.

Une forme de la charité consiste à faire bénéficier les autres des biens intellectuels et moraux que l’on possède soi-même. On appelle cela l’action sociale. Pour nous, l’action sociale s’appelle action catholique ; ce que nous voulons, c’est faire pénétrer le plus profondément possible cette religion qui nous apporte, à nous, tant de bien.

Beaucoup de gens exercent généreusement la charité sans avoir ce que j’appelle le sens social. Je vais tâcher de vous l’expliquer, de vous donner le désir de l’acquérir.

Les hommes n’ont pas tous reçu la même éducation. Ils n’ont pas la même façon de comprendre la religion. Certains sont instruits, d’autres ignorants. Il y a des riches et des pauvres. Ces différences créent dans la société humaine des classes sociales ; ne cherchez pas à en nier l’existence.

On peut vivre dans sa propre classe sociale, en ignorant les autres. On peut considérer le boulanger comme un distributeur automatique de pain. Mais alors, quelle pauvre vie !

Avoir le sens social, c’est désirer pénétrer les autres milieux, s’intéresser aux hommes qui les constituent, et arriver à les comprendre. Vous aurez acquis le sens social quand vous vous sentirez parfaitement à l’aise chez les ouvriers, les paysans. Avoir si bien compris les ouvriers, les paysans, que l’on se trouve à l’aise dès une première visite chez eux.

Un sens, c’est ce qui transmet à l’esprit une sensation physique. Il y a aussi dans le sens social quelque chose de physique : une vraie jouissance comme celle qu’on éprouve à voir un paysage inconnu, à goûter un fruit nouveau.

Pour faciliter vos premières relations avec un ouvrier, parlez-lui de son métier, si vous avez quelques notions à ce sujet. Mes filles, qui auront eu à la maison l’occasion de mettre la main à la pâte, ne seront pas gênées pour parler de leur ménage aux femmes de condition modeste. Vous vous serez tous intéressés aux plantes, aux animaux, et parlerez facilement aux paysans de la vie des champs. N’affectez pas la vulgarité : vous ne seriez pas naturels et vous vous couvririez de ridicule. Ne faites pas de grands discours moraux. Vous auriez l’air de la noble personne qui, par charité, condescend une fois par hasard à s’abaisser jusqu’au peuple. On vous écouterait avec respect dans l’espoir, peut-être, de quelque aumône, et de ce grand discours, aucun bien ne résulterait.

Vous pouvez, et parfois vous devez faire la morale aux personnes qui, socialement, dépendent de vous, une très jeune domestique, par exemple. Mais en général, ne cherchez pas à changer les gens à qui vous parlez. Pour être apôtre, il faut une grande pureté de vie et une valeur morale que dans le monde, vous ne pouvez guère acquérir. Que l’on pense à vous avec sympathie, c’est déjà beaucoup. Laissez Dieu améliorer les caractères…

Dans ces échanges avec les ouvriers, les paysans, vous avez à recevoir et à donner. D’eux, vous apprendrez des recettes pour vous tirer de bien des difficultés ; les ouvriers qualifiés vous feront connaître, souvent, des inventions techniques très ingénieuses et profitables, vous admirerez avec quelle intelligence et quelle persévérance ils ont acquis aux cours du soir des connaissances théoriques que vous avez bien oubliées ; vous verrez quel profit ils font de ces connaissances et surtout, ils vous montreront des qualités de cœur émouvantes.

De votre côté, donnez. Faites profiter vos amis ouvriers et paysans de votre instruction. Ils ont l’esprit ouvert, et vous pouvez sans les ennuyer leur dire beaucoup de choses. Ne vous croyez pas obligés d’amuser, de faire rire. Si vous êtes amenés à faire une conférence, préparez-la soigneusement. En la composant, puis en la prononçant, mettez-vous dans la peau de votre auditoire. Dites-vous tout le temps : « Me comprend-on, expliqué-je assez, ne suis-je pas ennuyeux ? » Ainsi, vous élaguerez ou compléterez. Soyez toujours simples, restez vous-mêmes.

N’oubliez pas que vous avez plus à recevoir qu’à donner. Aussi, ne parlez pas trop. Ecoutez surtout. Vous constaterez, comme je l’ai fait personnellement, combien nos aspirations, nos goûts, et même notre genre de vie sont voisins. Un ouvrier parisien, vous pouvez l’emmener au restaurant, au cinéma ; vous vous apercevrez que les mêmes choses vous attirent, vous intéressent tous deux. Certains plaisirs très intellectuels lui sont fermés, comme une conférence littéraire, un concert de musique difficile, mais ne vous sont-ils pas souvent bien fermés, à vous aussi, tant, hélas ! la culture se perd.

Les rapports d’amitié avec les ouvriers, les paysans, procurent à l’âme de grandes douceurs. Au retour, le soir, chez soi, on peut se dire : « Je suis bien content, car j’ai fait quelque chose de bien », mais on se dit surtout : « Quels bons moments j’ai passés ! »

Nous appartenons à une démocratie. Sans nous mêler de gouverner, nous avons le droit et le devoir de suivre le développement politique de la France. Il y a eu, et il y aura encore des luttes sociales. Avec votre sens social, vous aurez compris le point de vue des prolétaires, comme celui des capitalistes. Vous ne direz pas a priori : « Il est de gauche, donc il est l’ennemi de la société, de la religion ». Vous déjouerez les manœuvres des intellectuels qui excitent le peuple, qui ne visent qu’à élever des barrières entre les classes sociales. Ces barrières, à vous le soin de les abattre, pour le plus grand bien des Français.

Vous pouvez être appelés à faire de la politique vous-mêmes, à représenter au Parlement vos concitoyens. Serez-vous dignes de leur demander leurs voix, si vous ne les connaissez pas ? Et comment les connaîtrez-vous si vous n’avez pas le sens social ? Ce sens social qui vous aura procuré tant de joies vous aura donné de comprendre le peuple et peut-être d’avoir sur lui une influence heureuse.

Honoré d’Estienne d’Orves passe alors à des cas concrets, parmi lesquels :

Dans la marine, tout capitaine de compagnie doit connaître personnellement ses hommes, savoir d’eux de qui se compose leur famille, en un mot, s’intéresser à eux. J’ai appris à le faire scrupuleusement. J’y avais goût, mais ce devoir resta longtemps un devoir secondaire, par rapport aux autres obligations du métier. Et puis, on se croit si occupé par son service de spécialité que l’on ne considère l’homme qu’en fonction des services qu’il rend à bord. On le juge sur sa conduite, sur son travail, on apprécie son intelligence, mais on ignore sa personnalité, et on s’intéresse moins encore à ses qualités de cœur. En 1927, je suis second d’une compagnie de recrues, au dépôt de Toulon, pendant deux mois. Il s’agit de recevoir des nouveaux, de les faire habiller, tondre etc. et de les diriger vers la spécialité qui leur plaît, et pour laquelle ils sont qualifiés. Je n’ai pu connaître à fond ces garçons, ils étaient trop, mais là, pour quelques uns, j’ai approfondi, et cela en valait la peine.

Plus loin et pour conclure :

Aves les ouvriers parisiens, nous ne parlons pas religion mais nous recevons périodiquement des directives au cours de réunions dirigées par des religieux. L’esprit chrétien nous imprègne, quoique nous ne le manifestions pas à l’extérieur.

Mes enfants chéris, je clos cette lettre bien longue. Faites-en votre profit. Votre papa vous souhaite d’acquérir, quand vous serez grands, ce sens social qui fut pour lui la source de bien des joies.

Commentaires

Qu’Honoré d’Estienne d’Orves fût un ingénieur, et du plus haut niveau, est une évidence. Qu’il fût un citoyen hors pair est tout aussi évident, si on considère ses diverses facettes :

1- Voici un royaliste, légitimiste qui plus est, qui (dans le texte ci-dessus) écrit : « Nous appartenons à une démocratie. --- Il y a eu, et il y aura encore des luttes sociales. --- Vous pouvez être appelés à faire de la politique vous-mêmes, à représenter au Parlement vos concitoyens. Serez-vous dignes de leur demander leurs voix, si vous ne les connaissez pas ? Et comment les connaîtrez-vous si vous n’avez pas le sens social ? »

2- Voici un catholique qui écrit : « L’esprit chrétien nous imprègne, quoique nous ne le manifestions pas à l’extérieur. --- Mais en général, ne cherchez pas à changer les gens à qui vous parlez. Pour être apôtre, il faut une grande pureté de vie et une valeur morale que dans le monde, vous ne pouvez guère acquérir. Que l’on pense à vous avec sympathie, c’est déjà beaucoup. Laissez Dieu améliorer les caractères… »

3- Voici un officier d’active, qui aimerait un commandement à la mer dans les Forces Navales Françaises Libres, mais qui accepte un poste d’état-major, où il y a pénurie. Et comme la pénurie est particulièrement grave au deuxième bureau (renseignement), ce grand honnête homme à qui les « coups tordus » sont étrangers accepte un poste particulièrement sensible, sur le plan moral. Or :

4- Mal satisfait de risquer la vie des autres en les envoyant en France occupée, il s’y rend lui-même, avec plus de panache que de méfiance envers ses semblables. Son radio donne des signes évidents de « volatilité », et en bonne logique de guerre secrète, il méritait un « accident » qui l’aurait empêché de nuire. Mais d’Estienne d’Orves veut croire au perfectionnement des hommes (« Laissez Dieu améliorer les caractères »), et il sera trahi de la façon la plus ignominieuse avec tout son réseau (le radio va frapper à la porte de l’antenne locale de l’Abwehr, les services secrets militaires allemands : ceux-ci utiliseront le radio félon pendant des mois pour intoxiquer Londres, qui tardera à comprendre le revirement).

Voici donc un « ingénieur citoyen » qui semble exemplaire, y compris au commentateur ici écrivant, et dont les conceptions religieuses et politiques sont opposées (mais, comme disait Sacha Guitry et d’autres, on peut être « contre » et en même temps « tout contre »).

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