Former l’Ingénieur Citoyen
"Les nègres du chiffre"

Combat de statisticiens dans un tunnel

lundi 28 septembre 2009

Combat de statisticiens

(les « nègres » du chiffre)

dans un tunnel

Ouvrage : « Le grand truquage » (« comment le gouvernement manipule les statistiques »)

Auteurs : Lorraine Data, collectif de fonctionnaires statisticiens pour qui « la coupe est pleine »

Editeur : La Découverte : www.editionsladecouverte.fr - Prix : 13 €

Un ingénieur citoyen est attentif aux statistiques qui l’informent sur la marche de son pays. C’est tout un métier, qu’on soit producteur de statistiques (il y a des ingénieurs statisticiens) ou lecteur de ces dernières (tant les pièges à déjouer sont nombreux). Il y eut des régimes où les statistiques d’Etat étaient délibérément faussées, avec des lendemains qui déchantent. En France, nous n’en sommes pas (encore ?) là, mais certains, depuis les débuts du troisième millénaire, disent percevoir des dérives et des pressions étatiques qui vont jusqu’à la manipulation. C’est ainsi qu’un collectif de fonctionnaires statisticiens (Lorraine Data) lance une alerte sérieuse, dans l’ouvrage que nous allons commenter ici, plus amplement que dans la fiche de lecture correspondante. (« Le grand trucage »)

« Il y a à boire et à manger »

A priori, l’entreprise est salutaire, et il faut encourager de tels débats sur la place publique. D’un peu de polémique peut parfois jaillir beaucoup de lumière. C’est le cas, ici, mais, disons-le tout suite, avec moins de lumière que nous n’aurions attendue. Certes, le doigt est mis « là où ça fait mal », mais on ne comprend pas toujours où et pourquoi ça fait mal, fondamentalement. On a parfois l’impression de suivre la prestation d’un de ces illusionnistes-pédagogues, qui vont vous dévoiler des trucs du métier (« le grand trucage ») et dont les clarifications, limpides jusqu’à un certain moment, se terminent par une pirouette qui vous laisse gros Jean comme devant. Beaucoup d’économistes d’ailleurs, procèdent de la sorte, ce qui est une façon de protéger leur confrérie, aussi non-conformistes puissent-ils apparaître. Mais enfin, nul n’est parfait, ne boudons pas notre plaisir, et survolons ce que « Lorraine Data » nous dit du « grand trucage ».

Sept exemples de trucages

Les auteurs donnent sept exemples pour illustrer la dérive qu’ils dénoncent. Ils traitent du pouvoir d’achat, de l’emploi et du chômage, des heures supplémentaires, des indicateurs de pauvreté, des données concernant le système éducatif, des statistiques sur l’immigration, et des « chiffres de la délinquance ». D’instinct, on anticipe que certains de ces sept domaines sont par nature plus « élastiques » sous le traitement statistique, et que cela peut confiner à la définition humoristique qu’on a pu donner d’une branche des mathématiques, la topologie, qui est, en somme, « la géométrie du caoutchouc » (on ne s’intéresse pas aux dimensions linéaires). Et tel est bien le cas pour les statistiques sur l’immigration, et plus encore, pour « les chiffres de la délinquance ». L’administration, qui est à la fois partie prenante et juge dans la collecte des informations, dans leur traitement et dans la présentation des résultats, pourra être incitée à peser dans le bon sens. Si elle œuvre sous un gouvernement débonnaire, elle sortira les chiffres qui lui semblent être un juste milieu. S’ils sont bons, « le ministre y voit la conséquence de son action énergique ». S’ils sont mauvais, « il y voit la preuve que son ministère a besoin de moyens supplémentaires ». Mais cette routine est remise en cause quand arrive, en 2002, un ministre moins débonnaire (devinez qui ?) pour introduire le culte du chiffre et du « résultat ». Il se produit alors, toutes proportions gardées, ce qui se produisait lors des plans quinquennaux des années 1930 : si la norme pour la fabrication des clous était fixée en nombre de clous, l’industrie satisfaisait au plan en produisant beaucoup de petits clous. Si la norme privilégiait le poids de clous à produire, la production s’orientait vers les gros clous. (Cette situation tragi-comique devenait carrément tragique lorsque la norme fixait le quota des « traîtres » à démasquer et à éliminer, sur la base du « fait scientifique » que, par exemple, « dans une population, il y a au moins 10% de traîtres »). On n’en est pas là en ce qui concerne « la police de notre pays à laquelle on peut faire confiance », mais les effets pervers du « culte du résultat » sont patents, et bien décrits par le collectif Lorraine Data.

« Taux de pauvreté ancré(e) dans le temps »

Voyons un autre exemple de manipulation qui est exemplaire à plusieurs titres : il s’agit de la « mesure de la pauvreté », et de l’art de réduire l’indice de pauvreté sans coup férir, en changeant de cheval au milieu du gué. L’exemplarité réside non seulement dans la virtuosité (très relative malgré tout) de la manœuvre, mais aussi dans l’identité de son protagoniste : Martin Hirsch, ancien président d’Emmaüs France.

Classiquement, dans nos pays de la « vieille Europe », c’est-à-dire dans la communauté européenne et avec son bras statistique Eurostat, on définit un seuil de pauvreté de la manière suivante :

  • On détermine le revenu médian d’une population, c’est-à-dire le revenu tel que 50% de la population gagne moins, et 50% gagne plus
  • On calcule 60% de ce revenu médian, et on dit que sont « pauvres » tous ceux qui gagnent moins que ce « seuil de pauvreté »

L’ingénieur citoyen aura reconnu là une méthode à la fois simple et non dénuée d’une certaine philosophie « collectiviste » : on est pauvre, non pas dans l’absolu (par exemple, parce qu’on n’a pas de quoi acheter l’équivalent de 3000 calories par jour pour se nourrir), mais en relatif dans une population donnée. Si cette population est très riche, il fera bon être « pauvre » dans cette population-là. En somme, l’indice retenu par les Européens (celui de la population vivant sous le seuil de pauvreté) est un indicateur d’inégalité de répartition des revenus : s’engager à le réduire est synonyme de s’engager à réduire les inégalités. [Ceux d’entre nos ingénieurs citoyens qui ont la fibre « matheuse » et qui pourraient se délecter du « coefficient de Gini » représentatif de l’inégalité des revenus au sein d’une population, peuvent cliquer ICI pour accéder à une annexe où on leur détaillera comment, à partir de fondements très simples, on peut arriver à « monter une mayonnaise », style « illusionnisme statistique » où le profane décrochera assez vite, et s’en remettra alors aux discours des politiques (complices ou ignorants) pour savoir si, oui ou non, l’inégalité augmente en France (ou ailleurs).]

Mais revenons au cas français, et à l’engagement national pris en conseil des ministres par le Haut Commissaire aux solidarités actives de « réduire d’un tiers la pauvreté en cinq ans ». Dans quel sens fallait-il donc l’entendre ? Dans le sens « européen classique » ? C’aurait été miraculeux. Non, cet engagement était à comprendre au sens du « taux de pauvreté ancré(e) dans le temps ». Décomposition en deux temps et trois mouvements de ce concept un peu abscons :

  • Soit 880 € le revenu mensuel correspondant au seuil de pauvreté en 2006 : 12% des Français sont « pauvres » parce que leurs revenus cette année-là sont inférieurs à ce seuil
  • L’économie évolue (la « croassance ») de telle sorte que cinq ans plus tard (2011), l’ensemble des revenus a augmenté de 10%, à euros constants (gain annuel de 2% en pouvoir d’achat)
  • Le seuil de pauvreté classique (« à l’européenne ») sera alors de 880 € plus 10%, soit 968 € (euros constants)
  • Le seuil de pauvreté « ancré dans le temps » sera resté, lui à… 880 € (euros constants)
  • Et sera alors réputé « pauvre » celui qui aura gagné moins de 880 €et (non pas moins de 968 €) : belle résorption de l’indice de pauvreté

En d’autres termes : « il ferait beau voir que les revenus/pouvoir d’achat des pauvres s’accrussent au même rythme que ceux de l’ensemble de la population ! ». Ou :« Comme ils ont déjà de quoi se payer l’indispensable, point n’est besoin de les entraîner dans notre sillage ». C’est « l’ancrage dans le temps ». On n’est pas loin du « darwinisme social » fréquent aux Etats-Unis. Mais si cela permet des effets d’annonce à la veille du prochain quinquennat…

Le Président du pouvoir d’achat

Passons sur les « cas » intermédiaires, néanmoins intéressants (suivi de l’emploi et du chômage, des heures supplémentaires, des données concernant le système éducatif, des statistiques sur l’immigration), dont l’intuition nous suggère à quel point ils peuvent être « faisandés » si on s’y consacre, et venons-en au saint des saints, la « mesure du pouvoir d’achat », qu’un président en campagne a pris pour boussole (« je serai le président du pouvoir d’achat »). On pourrait penser que, depuis le temps que l’INSEE et autres affinent ce concept (parent de ceux de « croassance » et d’inflation), « on ne peut plus nous la faire » sur cet indicateur « béton ». Eh bien, pas du tout ! Il s’avère que cet indicateur est presque aussi « pourri » que les autres. Non pas parce que les statisticiens ne sauraient pas faire. Mais parce que, coexistant depuis si longtemps avec des gouvernements qui y mettent leur grain de sel, ils ont fini par trouver une cote mal taillée, en essayant de « contenter tout le monde et son père » (Jean de La Fontaine). C’est là, notamment, que Lorraine Data chante son grand air de « l’illusionniste qui va vous démonter les trucs », et que, en fin de compte, on se retrouve « gros Jean comme devant ». Non pas que Lorraine Data ne nous fournisse des pistes qui, si on prenait son temps, nous permettraient d’approcher du pot aux roses. Mais cela reste du « do it yourself ». Néanmoins, les pistes sont intéressantes. Elles permettent par exemple de subodorer ce qui suit (en rationalisant ce qui figure dans le chapitre idoine de Lorraine Data) :

  • Le pouvoir d’achat s’établit en comparant des revenus et des prix. On peut penser que côté prix, il n’y a guère de grosse contestation possible, puisqu’il suffit de prendre son panier et de faire des achats selon un « panier de la ménagère » convenablement défini (mais « c’est là que les horreurs commencent »). Côté revenus…
  • Côté revenus, il y a une telle dispersion que la notion même de « pouvoir d’achat » pose problème. Dira-t-on du pouvoir d’achat d’un milliardaire qu’il s’est accu parce que cette année, il peut s’acheter deux Picasso, ou deux yachts, au lieu d’un ? Ou bien parce que cette année, il peut s’acheter quinze millions de pots de yaourt au lieu de 10 millions ? Quel est, pour lui, le « panier de la ménagère » adéquat ? Or, qu’on ne vienne pas nous dire qu’il s’agit là de cas marginaux, dont la rareté fait qu’ils ne pèsent guère sur la statistique. Ils pèsent… au prorata de leurs revenus. Et bon courage aux statisticiens qui vont les englober dans leurs statistiques en essayant de calculer le « panier moyen ». C’est peut-être une des raisons qui font que la pondération du coût du logement (loyers ou équivalent) est prise à 6% des revenus dans l’indice INSEE, alors qu’il représente 20% du revenu des ménages locataires (les propriétaires ne payant pas de loyers font-ils baisser la moyenne ? On ne le saura pas, de source Lorraine Data : le pédagogue aurait pourtant apprécié. Mais même à ce stade, il peut juger de la profondeur de l’abîme qui s’ouvre sous ses pieds).
  • En outre, les cartes sont brouillées par l’inflation, pas facile à « moyenner » non plus : quelle est l’inflation sur le van Gogh ou le yacht ? (forte !) Quelle est l’inflation sur les frites surgelées (encore plus forte). Qui cela empêche-t-il de dormir et de manger ? (les pauvres). Quelles statistiques faut-il donc diffuser : de préférence celles qui donnent une moyenne derrière laquelle on peut se cacher.
  • Et il y a pire. La plupart de ces indices ont été établis à une époque où le « plein emploi à plein temps » était la règle. Parler du pouvoir d’achat par heure travaillée avait alors un sens (« pour le pouvoir d’achat de la population active, multiplier par le nombre d’actifs »). Or, il y a belle lurette que l’emploi à temps partiel, voulu mais surtout forcé, est presque devenu la règle (au moins, aux niveaux modestes qui devraient attirer l’attention des gouvernants). Qui en tire des conséquences, au niveau des indices ?

L’ouvrage de Lorraine Data a le mérite d’attirer l’attention sur cette problématique. Nous soupçonnons les auteurs de ce collectif de disposer des chiffres qui pourraient faire pédagogie sur ces problèmes. Mais nous estimons qu’ils les ont gardés en réserve, devant se borner à un ouvrage de moins de 200 pages.

L’impression qui se dégage de tout cela, c’est que la statistique française (et européenne) est un immense enfumage, où la fumée noire des uns est contrebattue par la fumée blanche des autres. On préfère certes la fumée blanche, en principe annonciatrice d’une ère nouvelle. Mais en préfèrerait encore la clarté.

« Plus personne ne croit dans les statistiques », a déclaré Nicolas Sarkozy en janvier 2008, ouvrant les travaux de la commission Stiglitz (un vrai économiste, celui-là !) appelée à réfléchir à la construction de nouveaux indicateurs en lieu et place du tant contesté PIB (produit intérieur brut) et de la « croassance » qui représente son évolution. Et ailleurs (au Conseil européen de Bruxelles, le 20 juin 2008) : « L’Insee nous a habitués, toutes ces dernière années, à faire une, deux, trois, quatre corrections dans l’année de ses propres corrections ». Si l’ironie met en cause la rigueur des procédures de l’Insee, elle est certes bienvenue. Mais si ce qui est en cause, c’est l’inaptitude de l’Insee à répondre assez vite aux variations d’humeur politiques et à se rebeller contre elles, on croira assister à une séquence de « l’arroseur arrosé ». C’est en tout cas le sens de la mise en garde de Lorraine Data, qui rappelle que « les faits sont têtus », et qu’à la longue, en les « arrangeant », on finit par « se prendre les pieds dans le tapis ». L’ingénieur citoyen (et notamment statisticien) doit être là pour veiller au grain.

Et pour conclure sur une note d’humour, trois citations, reprises de l’ouvrage de Jean Montaldo : « Lettre ouverte aux bandits de la finance » (que nous commenterons prochainement) :

« La statistique est un bikini : ce qu’elle révèle est suggestif, ce qu’elle cache est vital ». (Arthur Koestler)

« Il ne faut pas utiliser les statistiques comme les ivrognes utilisent les réverbères : pour s’appuyer, et non pour s’éclairer ». (lord Thorneycroft)

« Je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai falsifiées moi-même ». (Winston Churchill)

P. LLORET


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